Un spleen et une chaleur se dégagent des images qu’Alice parvient à capter. Une nostalgie qui n’est pas déprimante, au contraire, mais profondément insouciante. Ici, la mélancolie n’est pas le bonheur d’être triste mais plutôt l’intuition que l’optimisme n’est jamais très loin, souvent au coin de la rue, à travers un mariage ou dans un magasin de fleurs en plastique.
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A travers ses clichés, Alice partage l’héritage de sociétés au passé douloureux et au présent trouble. Lorsqu’elle évoque son voyage en Syrie en juin 2018, elle affirme : « Il ne s’agit pas de dire que tout va bien. Il s’agit de montrer que la guerre est complexe et les images qui nous parviennent incomplètes ». Portrait d’une photojournaliste douée.
Peux-tu nous raconter ton parcours ?
Je suis née et j’ai grandi à Liège. Pendant mon adolescence, je me voyais soit ingénieure en construction soit dans le milieu artistique et c’est peu avant la fin de mes études secondaires que le journalisme m’est apparu comme une option. J’ai d’abord fait un break d’un an durant lequel je suis partie en Mongolie puis en Inde. L’année suivante, j’ai commencé l’IHECS. Mais j’allais finalement très peu à l’école et je travaillais beaucoup, notamment pour financer mes voyages.
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Pendant mes études, je suis donc partie en Iran, en Égypte, au Liban, en Turquie, au Pakistan, en Palestine, en Syrie, en Irak, mais aussi en Asie centrale et en Afrique. Pour compléter ma formation, j’ai décidé de faire un certificat universitaire à l’ULB qui traitait principalement des questions liées à l’Islam en Europe et j’ai aussi décidé de me mettre sérieusement à l’apprentissage de la langue arabe. J’en ai encore pour quelques années avant de la maîtriser, mais c’est un objectif important pour mon projet professionnel : devenir une journaliste multimédia spécialisée dans les mondes arabes et musulmans.
D’où te vient cette passion pour le Moyen-Orient ?
Il y a une part que je ne m’explique pas. J’ai l’impression que j’ai toujours eu un imaginaire très positif en ce qui concerne le Moyen-Orient. Je ne sais pas d’où cela vient puisque je suis née en pleine guerre du Golfe et que, presque toute ma vie, la région a été minée par des conflits.
C’est cette attirance presque inconsciente qui m’a poussée à m’intéresser aux pays de la région, d’abord à travers des livres et des documentaires. Les questions sociales, politiques et religieuses qui définissent la région moyenne-orientale me passionnent.
Je passe la majorité de mon temps dans les lieux publics et dans la rue. C’est ce que j’aime : les parcs, les cafés, les mosquées,…
Comment est-ce que tu planifies tes voyages ?
Je planifie très peu mes voyages pour différentes raisons. La première c’est que je n’aime pas me mettre de barrières, je trouve ça absurde de me dire que je vais passer autant de temps dans une ville et un peu moins dans une autre alors que je n’y suis jamais allée. Comme je voyage seule, je décide de tout. Je n’aime pas me presser, il y a des endroits où j’aime m’éterniser et d’autres avec lesquels je n’accroche pas.
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Ensuite, pour pas mal de pays c’est aussi difficile de planifier parce que les informations sont très rares. Lorsque je suis partie au Pakistan par exemple, le seul guide de voyage que j’avais trouvé datait d’une quinzaine d’années, du coup quasi toutes les adresses du livre n’étaient plus à jour. Heureusement avec internet aucun pays n’est vraiment inconnu. Mais clairement il ne faut pas vouloir tout contrôler. Une fois sur place, je passe la majorité de mon temps dans les lieux publics et dans la rue. C’est ce que j’aime : les parcs, les cafés, les mosquées, etc.
Dans certains pays où je suis retournée plusieurs fois, j’ai lié des amitiés et passé du temps chez des locaux, mais de manière générale je loge très peu chez l’habitant . Pour des raisons de sécurité parfois, mais aussi parce que j’aime me retrouver seule dans de petits hôtels et des auberges de fortune. C’est sûrement dû à mon caractère à la fois solitaire et introverti, mais je ne cherche pas le contact permanent .
Est-ce que tu travailles uniquement en solo ou parfois accompagnée ?
Il m’est arrivé de partir à deux ou en groupe pour des projets journalistiques ou pour des vacances, mais cela reste rare. Je crois que j’ai pris goût au voyage en solitaire et je ne trouve pas d’intérêt dans le fait d’être à plusieurs.
Quel a été ton voyage le plus marquant ?
D’habitude, je ne réponds pas à cette question parce qu’il y a toujours un « mais ». Tous mes voyages sont singuliers, ils m’ont tous marquée d’une manière ou d’une autre, mais si je dois objectiver je dirais que l’Iran a été le déclencheur de beaucoup de choses. Je ne peux pas dire que c’est « mon pays préféré », mais c’était véritablement la première fois que je suis partie dans un pays perçu par la plupart des gens comme obscur et dangereux.
Je fonctionne beaucoup à l’instinct et j’ai le sentiment que ça me protège.
C’est donc la première fois que j’ai pu constater par moi même le décalage qu’il pouvait y avoir entre la perception d’un pays ici, en Europe, et la situation sur place . C’est aussi un pays dans lequel je suis beaucoup retournée pendant 4 ans et j’ai donc compris l’importance de connaître les choses en profondeur pour pouvoir en parler le mieux possible. Je dis ça parce qu’entre la première fois ou j’y suis allée et la dernière fois, ma vision du pays a évolué. Cela m’a aussi confortée dans l’idée que, en tant que journaliste, être spécialisée est une vraie force. Je ne peux pas m’imaginer aller dans un pays dont je ne connais rien, y passer 15 jours et ensuite expliquer aux gens ce qu’il s’y passe.
Qu’est-ce qui te plaît dans la photo ?
Ce que j’aime dans la photo c’est le côté figé, l’idée de capter un moment précis qui peut dire beaucoup. J’aime aussi la recherche esthétique, l’équilibre des formes et des couleurs qui est souvent furtif. Et la photographie a l’avantage de se partager facilement, surtout aujourd’hui .
Quelle est la photo dont tu es la plus fière ?
C’est vraiment compliqué d’en retenir une sachant que ça fait 10 ans que je photographie, mais je dirais peut être celle de deux jeunes filles se prenant en photo sur le pont à Ispahan en Iran. C’était un moment très spécial parce que normalement la rivière est à sec, le pays est ravagé par une sécheresse sévère depuis des années et chaque fois que l’eau revient pour quelques jours c’est un événement. Les Iraniens viennent en masse se prendre en photo sur les différents ponts de la ville et l’ambiance est super festive. Le moment était spécial, mais esthétiquement j’aime aussi cette photo, il y a ces deux tchadors très noirs couchés sur un fond bleu très doux et la coquetterie de la jeune fille qui réajuste son voile pour la photo, c’est une photo très iranienne en fin de compte.
Quels sont tes prochains projets/voyages ?
Mon prochain projet est un travail auquel je réfléchis depuis longtemps, mais que je n’ai pas encore eu le temps de mettre sur pieds . Il s’agit d’une compilation de portraits de réfugiés irakiens qui ont fui leur pays entre 2003 et 2018 et se sont installés dans différents endroits soit en Europe soit au Moyen-Orient. L’idée est de parler de l’Irak de ces 20/30 dernières années à travers ceux qui l’ont quitté. Je trouve que la relation entre les réfugiés et leur pays d’origine est quelque chose de complexe et de fascinant.
Est-ce dangereux de se déplacer seule en tant que femme dans certaines de ces régions ?
Bien sûr, j’aimerais pouvoir dire que ce n’est pas plus risqué pour une femme que pour un homme, mais je ne peux pas l’affirmer. Je n’ai jamais vraiment ressenti de danger particulier lié au fait que je sois une femme, il y a des choses que j’évite de faire comme me promener seule le soir ou loger chez des inconnus, mais je n’ai jamais eu l’impression d’être limitée du fait d’être une femme. Je pense aussi que je n’ai jamais voulu l’être, je fonctionne beaucoup à l’instinct et j’ai le sentiment que ça me protège.
Pour ce qui est de la condition de la femme, je n’ai pas envie de faire de généralités et de résumer la complexité de sociétés plurielles en quelques phrases. Le Moyen-Orient a mauvaise réputation en la matière, mais un pays n’est pas l’autre et la situation de la femme n’est pas homogène à travers toute la région. Ce qui est vrai c’est que de manière générale, l’espace public est plus investi par les hommes et que les rencontres avec les femmes sont souvent plus difficiles si elles ne sont pas organisées.
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Est-ce également pour déconstruire les clichés européens sur l’Orient que tu documentes ces régions ?
Je ne sais pas si je documente cette région pour déconstruire les clichés, j’ai plus l’impression que cette déconstruction se fait d’elle même dès lors qu’on documente cette région autrement que via le spectre du conflit armé et des extrémismes religieux. C’est un peu démago, peut-être, mais c’est ce que je ressens. Aujourd’hui la région évoque la violence pour la plupart des gens, alors bien sûr, il ne faut pas nier qu’elle fait partie du contexte régional, mais ce n’est pas pour cela qu’elle est omniprésente dans la vie quotidienne des populations.
Ce qui me fait peur, c’est surtout la manière dont on réduit toute une région à une idée. J’ai parfois l’impression qu’on oublie le caractère humain des populations locales tout en niant leur diversité, leur intelligence et leur culture. C’est une question compliquée parce qu’elle donne lieu à beaucoup de généralités et d’imprécisions. Le fait même d’opposer Occident et Orient est quelque chose que l’on peut remettre en cause et qui génère aussi des clichés. En réalité, j’ai envie de montrer ce que je vois quand je vais là-bas et je pense que naturellement mon regard se pose sur des choses plus positives que ce qu’on l’habitude de voir, mais je ne vais pas les chercher bien loin, elles existent et sont visibles.
Pour découvrir plus de photos d’Alice, rendez-vous sur son site : alicedewert.com.
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