Ce qu’il faut savoir de la situation en Pologne où l’avortement devient quasiment interdit
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Ce qu’il faut savoir de la situation en Pologne où l’avortement devient quasiment interdit

Par Catherine Durand
Temps de lecture: 5 min

La décision est tombée ce jeudi 22 octobre, entraînant plusieurs journées de manifestations. En Pologne, où le droit à l’avortement était déjà très restrictif, il devient quasi impossible d’avorter. Une victoire des ultra-conservateurs au pouvoir, malgré la mobilisation des Polonaises. Enquête.

La mobilisation des Polonaises n’aura hélas pas suffi. Interdites de rassemblement à cause du Covid-19, elles avaient mis au point une nouvelle stratégie : c’est au volant de leurs voitures et au cri de ralliement Ostra Jazda (Mauvaise conduite), qu’elles ont circulé trois jours durant autour du Parlement et du tribunal constitutionnel à Varsovie, hurlant leur colère. Elles n’auront pas réussi à infléchir la décision des magistrats, qui ont jugé inconstitutionnel le droit à l’avortement en cas de malformation grave du foetus, ce jeudi 22 octobre 2020.

 

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Depuis, les manifestations ont repris de plus belle. Malgré le contexte sanitaire et l’interdiction de rassemblement, des milliers de personnes ont défilé ces derniers jours dans plusieurs villes de Pologne, scandant « Liberté, égalité, droits des femmes ».

L’avortement sur l’agenda politique conservateur

Déjà en pleine pandémie, les 15 et 16 avril dernier, la Diète polonaise avait examiné en première lecture ce projet de loi visant l’interdiction quasi totale de l’avortement. En effet, autorisé et gratuit de 1956 à 1993, il n’était jusqu’ici possible que dans trois circonstances : si la grossesse était le résultat d’un viol ou d’un inceste, si la vie de la mère était en danger, ou si le fœtus présentait des dommages irréversibles. « Or plus de 98% du millier d’avortements légaux (1076 en 2018) pratiqués en Pologne le sont sous cette condition, explique Urszula Grycuk, juriste chargée du plaidoyer international à la Fédération pour les droits des femmes et le planning familial (Federa). Le président Andrzej Duda avait alors déclaré qu’il était opposé à « l’avortement eugénique », que tuer des enfants handicapés était un meurtre et qu’il promulguerait cette loi si elle arrivait sur son bureau. »

On estime de 80 à 100 000 le nombre d’avortements clandestins en Pologne

Comme Urszula Grycuk et des millions de Polonaises le redoutaient, c’est arrivé. Réélu le 12 juillet dernier à la tête du pays, Andrzej Duda est le représentant du parti Droit et justice (PiS), parti soutenu par les fondamentalistes qui a tout pouvoir au parlement. « Ils ont inscrit l’avortement à leur agenda politique, et utilisé la voie légale via le tribunal constitutionnel qui est sous leur coupe. C’est une tragédie pour les femmes mais pour eux, c’est une façon d’accueillir les membres d’Ordo Iuris dans la grande famille du PiS », se désole notre juriste.

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Ordo Iuris : derrière ce nom, se cache un lobby puissant dont l’objectif est d’instaurer des lois en accord avec les lois inspirées par l’Eglise, via un réseau d’organisations ultra-conservatrices. Wanda Nowicka les connaît bien pour les avoir combattus dès leurs débuts. Députée de Silésie, fondatrice de Federa, et présidente du Groupe parlementaire pour les droits des femmes, elle nous déclarait en juillet dernier dans son bureau à la Diète : « Ils sont très dangereux car ils ont d’énormes ressources humaines et financières et sont aujourd’hui bien établis dans nombre de nos institutions jusqu’à notre Cour suprême. Ils font désormais du lobbying au Conseil de l’Europe et aux Nations Unies. Ils fonctionnent comme une mafia. Je ne baisserai pas les bras, mon seul espoir repose sur la société civile et en particulier sur les mouvements des femmes qui seront de plus en plus nombreux et puissants. »

Les femmes mobilisées depuis plusieurs années

Ici tout le monde garde en mémoire ce fameux « lundi noir » du 3 octobre 2016. Au pouvoir depuis un an, le PiS sortait son projet de loi « Stoppons l’avortement ». En l’espace d’une semaine, sous l’impulsion de l’écrivaine Klementyna Suchanow, n’appartenant à aucun mouvement associatif mais mue par la rage, elle lançait, via Facebook « Strajk Kobiet » (la Grève des femmes). Dans plus de 200 villes en Pologne, des milliers de femmes ont organisé des « Czarny protest », des manifestations massives, vêtues de noir. Le gouvernement a reculé, et une nouvelle force était née sur la scène politique polonaise, celle de nombreuses organisations de femmes luttant pour leurs droits et la démocratie.

 

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Quatre ans plus tard, en pleine crise du coronavirus, le gouvernement a tenté une nouvelle offensive et réussi à les empêcher purement et simplement d’avorter. C’est d’autant plus pernicieux qu’avant 18 ans, une jeune fille ne peut pas consulter un gynécologue sans ses parents, que la pilule du lendemain est délivrée sur ordonnance et que beaucoup de médecins se retranchent derrière la clause de conscience pour ne pas la prescrire, et de pharmaciens pour ne pas la vendre.

Avant 18 ans, une jeune fille ne peut pas consulter un gynécologue sans ses parents

« Récemment une femme a appelé la hotline de Federa. Elle a 38 ans, elle est mariée, a deux enfants, et son médecin de famille a refusé de lui prescrire une pilule contraceptive parce qu’il est catholique, s’insurge Urszula Grycuk. La situation est bien pire aujourd’hui qu’à mon adolescence. Même les femmes qui vont à l’église n’ont rien contre la pilule, mais avec le PiS au pouvoir, médecins et pharmaciens ont le droit d’abuser de la clause de conscience. » Et s’il n’existe pas de chiffre officiel, on estime de 80 à 100 000 le nombre d’avortements clandestins en Pologne, sans compter ceux pratiqués dans les pays voisins par celles qui en ont les moyens.

Ne pas retourner en arrière

« Cela a été un long processus, analyse Wanda Nowicka, depuis presque 30 ans, des générations sont nées sans le droit d’avorter. Si nous n’étions pas des milliers à nous battre, nous serions retournés au 18e siècle. Nous ne sommes peut être pas assez fortes pour convaincre la société mais nous sommes une voix nécessaire pour montrer que la Pologne n’est pas que conservatrice, ce n’est pas le royaume de Dieu sur terre, mais une société moderne avec des citoyens qui désirent rester européens. »

 

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L’Europe, c’est la désormais là que doit se poursuivre le combat. Conseillère stratégique de l’IPPF Europe Network, Irene Donadio le sait et se bat pour que soit introduite au sein de l’Union Européenne, (UE), une clause qui rend les financements conditionnés au respect de l’Etat de droit. « Il y a eu des discussions pointues au sein de l’UE à ce sujet, avec des Etats membres, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Ils sont au courant et s’inquiètent des dérives de la Pologne. Cet été, des Etats membres ont voulu, lors de la négociation des fonds de recouvrement pour le Covid, introduire cette clause dans les futurs accords financiers, ça été refusé notamment par la Pologne… »

Si nous acceptons ce qui s’est passé aujourd’hui en Pologne, qui nous assure que ça ne se produira pas ailleurs demain ?

Une idée pourtant qui séduit 77% des citoyens européens sondés via une étude commissionnée par le Parlement européen (Kantar, octobre 2020).

Car les enjeux dépassent largement les frontières de la Pologne.

“Le gouvernement en place s’est emparé du pouvoir judiciaire, poursuit Irene Donadio, mais joue aussi sur toutes les prises de décision au sein de l’UE. Si nous acceptons ce qui s’est passé aujourd’hui en Pologne, qui nous assure que ça ne se produira pas ailleurs demain ? Il faut que partout en Europe, la société civile se mobilise et fasse pression sur ses gouvernements. Ce recul est un test pour les femmes, la démocratie et l’Europe.”

Pour aider la Grève des femmes, c’est ici.

Article paru initialement sur marieclaire.fr.

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Tags: Avortement, Féminisme, Pologne.