Opinion : quand l’Arabie saoudite recrute des influenceurs pour redorer son image et booster son tourisme
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Opinion : quand l’Arabie saoudite recrute des influenceurs pour redorer son image et booster son tourisme

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@muradossman, @doyoutraval, @taramilktea, @aggie ou encore @jacob, ces noms d'influenceurs voyage vous disent quelque chose? Normal, ils sont parmi les plus suivis sur Instagram, avec respectivement 4,1 millions, 2,7 millions, 1,3 millions, 904.000 et 873.000 abonnés. Et récemment, ils ont été invités en grandes pompes pour faire la promotion de l’Arabie saoudite auprès de leur communauté.

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L’Arabie saoudite s’ouvre… Enfin, pas trop quand même

Tout commence en 2017, quand le Prince saoudien Mohammed ben Salmane arrive au pouvoir et lance un grand plan de diversification économique du pays, appelé « Vision 2030 ».  Il multiplie alors les actions de rebranding, de manière à donner l’impression que l’Arabie saoudite se modernise et redevient fréquentable. Autorisation de conduire pour les femmes, octroi de visas touristiques, accueil de stars internationales, rapprochement avec Donald Trump et, ce qui nous intéresse particulièrement ici, accueil en grandes pompes d’influenceurs par Gateway KSA. Le plan comm’ fonctionne à merveille. Le monde commence à voir en « MBS » un symbole de renouveau et d’ouverture, bref, un vent d’espoir souffle.

 

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Et puis, le 2 octobre 2018, on apprend avec effroi l’assassinat du journaliste saoudien du Washington Post et dissident notoire, Jamal Khashoggi, dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Le tout dans des circonstances lugubres et avec des méthodes sauvages, dignes d’un autre siècle. La tuile, après tellement d’efforts pour redorer l’image de ce pays qui vit du pétrole, applique la Charia et exécute régulièrement ses opposants sur la place publique.

Le gouvernement passe alors du plan comm’ au plan comm’ de crise, nettement moins bien rodé.

Plus récemment, à l’approche de l’anniversaire de l’assassinat de Jamal Khashoggi, MBS annonce l’autorisation pour les ressortissants de 49 pays d’obtenir des visas touristiques. Tiens, ce timing est pratique. Et pour joindre l’acte à la parole, l’office du tourisme recommence à inviter de très gros influenceurs à visiter l’Arabie saoudite.

 

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Des voyages tous frais payés, et surtout très balisés

Si les gouvernements et offices du tourisme qui offrent des voyages gratuits aux influenceurs, célébrités et journalistes constituent une pratique assez courante, pour l’Arabie saoudite, c’est très récent.

Aggie Lal est blonde, bronzée, et très souvent en maillot sur ses photos Instagram. Elle fait partie des premiers influenceurs à avoir été invités par le gouvernement à découvrir le pays. Son voyage de neuf jours tous frais payés à Riyad, Djeddah et dans la région d’Al Ula, a été organisé par le biais d’un projet d’échange culturel appelé Gateway KSA, dirigé par le prince Turki Al Faisal, un cousin du prince Mohammed.

Selon Insider, Gateway KSA serait financé par des sociétés appartenant à l’État, telles que Saudi Telecom Co. et la compagnie aérienne Saudia.

 

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Sell your cleverness for bewilderment 🐫 ✨🐪 ::::: 📸 by @moliverallen for @gatewayksa #saudiarabia #desert #camels

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Le résultat : des clichés et vidéos magnifiques de Lal (plus couverte que d’habitude, il faut le noter) dans le désert saoudien, au coucher du soleil ou sous un incroyable ciel étoilé… Sans savoir où ces clichés sont pris, on aurait envie de la rejoindre. Bingo.

Mais Aggie Lal est loin d’être la seule à avoir accepté le deal. Murad Ossman, Jack Morris, Tara Whiteman, Jacob Riglin ou encore Jay Alvarrez, ces instagrammeurs, parmi les plus influents du réseau social, ont à leur tour pris la pose avec les dromadaires, les hélicos ou encore devant l’impressionnant site de Madain Saleh.

 

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Mais derrière l’apparente camaraderie et les beaux paysages, la communication est bien cadenassée et le gouvernement ne montre que ce qu’il veut bien montrer. En effet, les blogueurs de voyage qui ont répondu à Insider ont admis qu’ils avaient été informés qu’ils n’étaient pas autorisés à explorer le pays en dehors de leurs itinéraires officiels.

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Droit de réponse

Sur quatre influenceurs que nous avons contactés, deux nous ont répondu :

« C’est loin d’être parfait, mais ça change, et s’ouvrir au tourisme est un premier pas important vers un changement positif. Bien sûr, mais je ne suis pas ici pour faire de la politique, je suis ici pour promouvoir un pays qui ouvre ses portes au tourisme, ce qui est une étape énorme. Je suis ici pour montrer des parties intéressantes / belles d’un pays. »

Et :

« J’avais des idées préconçues avant de me rendre en Arabie saoudite, comme c’est souvent le cas dans tous les pays que je visite pour la première fois. C’est souvent basé sur ce que j’ai lu dans la presse, informations que vous devez vraiment prendre avec un grain de sel. Ce pays n’est pas parfait, et honnêtement, aucun pays ne l’est.

Tandis que beaucoup de choses ici sont bloquées dans le temps ou dans le passé, comme les droits des femmes, dont j’ai été témoin pendant mon séjour ici, le pays fait clairement un effort pour être plus ouvert et commence lentement à changer. Quand on y pense, ce genre de chose se produisaient dans de nombreux pays il ya 10-20-30 ans, et beaucoup ont considérablement évolué avec le temps en grâce à leur ouverture. Bien sûr, cela ne règle pas le problème, mais je vous encourage à faire preuve d’ouverture d’esprit pour soutenir et permettre à ces lieux de changer. »

 

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Dans les deux cas, le message est clair : le tourisme va faire évoluer les mentalités. Alors oui, on est d’accord, avec une campagne d’influence rondement menée, le tourisme va faire évoluer les mentalités occidentales et peut-être même changer l’image que l’on a de l’Arabie saoudite. Mais on est très sceptiques quant à l’évolution des mentalités saoudiennes.

Nous, on appelle ça un rebranding : on change la boîte et le message sur la boîte, mais on ne touche pas au produit dans la boîte.

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La condition des femmes en Arabie saoudite

Si le sujet nous interpelle particulièrement chez Marie Claire, c’est parce qu’il touche directement à l’une de nos valeurs fondamentales, le féminisme. Or, l’Arabie saoudite se place 5ème dans le classement des pays où être une femme est le plus dangereux selon la Fondation Thomson Reuters.

Pour avoir une idée de la condition des femmes en Arabie saoudite, on vous a listé quelques faits (source : Human Rights Watch) :

  • Les femmes saoudiennes n’ont pas le droit de voyager ou d’obtenir un passeport.
  • Elles ne peuvent pas choisir leur mari et peuvent être mariées de force dès l’âge de 8 ans.

 

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  • Si les violences conjugales sont illégales depuis 2014 (!), dans les faits, au moins 35% des saoudiennes en subissent ou en ont subi. Pourtant, très peu de plaintes sont déposées car il leur est difficile d’échapper à la domination masculine.
  • Il est très compliqué pour une femme saoudienne de demander le divorce (et encore plus de l’obtenir), par contre un homme peut décider unilatéralement de divorcer sans raison particulière. Et il n’a même pas besoin d’en notifier sa femme.
  • La plupart des hôpitaux publics requièrent encore l’accord d’un tuteur légal (mari, père, frère, bref, n’importe quel proche avec un phallus) pour toute intervention médicale. Cela mène à de nombreux cas de souffrance prolongée, voire parfois de danger de mort.

Si le sujet vous intéresse, allez jeter un oeil à « L’envers du décor: la blogueuse Aimee Song parle en toute franchise », « L’avortement est désormais considéré comme un crime en Georgie et dans l’Alabama. Et oui, c’est grave. » ou e core

Charlotte Deprez Voir ses articles >

Foodie assumée, obsédée par les voyages, la photographie et la tech, toujours à l'affût de la dernière tendance Instagram qui va révolutionner le monde.

Tags: Arabie saoudite, Combats de femmes, Féminisime, Influenceur.