« C’est la première vraie grande décision de ma vie, prise contre l’avis de mes parents et de mes profs!», sourit Ondine, heureuse de commencer ses études supérieures en ce mois de septembre. À 19 ans, elle a terminé brillamment ses humanités en option latin-grec et est férue d’histoire. Pourtant, c’est vers le numérique qu’elle se dirige. « C’est un univers qui me passionne, découvert grâce aux jeux vidéo de mon frère quand j’avais dix ans. Jouer n’est qu’un prétexte, ce qui me fascine, c’est la création même du jeu. Idem pour tout ce qui est tech. Coder, programmer… je veux faire partie de ceux qui créeront les langages et outils de demain ».
Loin d’être anodin, le choix d’Ondine reste très minoritaire parmi les jeunes filles belges. Selon la dernière enquête Gender Scan (2021), 60 % des étudiantes dans le numérique en Belgique ont été découragées de faire ce choix, contre 50 % en Europe, principalement par leurs enseignants ou par leurs parents. Motif le plus invoqué pour les dissuader d’entreprendre ces études : elles n’auraient pas le niveau requis. Comme beaucoup d’étudiantes interrogées, Ondine évoque des arguments identiques, véritables freins pour une majorité, qui préfère renoncer. « Tu n’es pas assez calée en math, tu es trop littéraire, c’est un univers de geeks, tu ne tiendras pas le coup dans un monde de mecs…».
Pourtant, même si 2016 a accusé une forte baisse, l’enquête montre que la proportion d’étudiantes dans les formations numériques en Belgique repart à la hausse. Selon les derniers chiffres, elles représentaient 12 % des effectifs en 2019 (6 % en 2016), mais leur proportion reste néanmoins très inférieure à la moyenne européenne.
Un milieu stéréotypé
« Il existe de nombreux stéréotypes liés au genre, véhiculés depuis le plus jeune âge. Souvent, la technologie et les sciences, comme les carrières dans ces secteurs, sont (in)consciemment associées par les parents, les éducateurs et les écoles au pôle masculin. Cela conduit de nombreuses jeunes filles à se désintéresser de ces matières et à exclure, pour des raisons diverses et souvent inconscientes, une carrière future dans ces domaines », précise Etienne Mignolet, porte-parole du SPF Economie.
Il rappelle aussi que l’absence d’une perception du secteur digital comme un domaine créatif ayant un impact positif sur la société représente l’un des facteurs qui contribue à une image qui ne séduit pas d’emblée les filles de 6 à 12 ans. « En outre, les attentes sociétales sont différentes. L’image masculine des futures carrières dans le secteur digital se trouve encore renforcée au cours de cette période. Par ailleurs, dans l’enseignement, ces matières souffrent souvent d’un manque de temps, d’accès aux installations (PC, tablettes, écrans, Internet…) et de soutien technique. Mais aussi d’une bonne formation du personnel enseignant, afin de lutter contre les biais de genre dans ces matières et de favoriser une approche suffisamment ludique et créative. La participation à des activités plus avancées telles que le codage ou des stages où les enfants, y compris les filles, en apprennent plus sur la sécurité en ligne, les droits et les obligations dans le monde numérique etc. est encore insuffisante à cet âge, en particulier pour les filles issues de groupes défavorisés ».
Dans les années 80, l’ordinateur est entré dans les foyers américains et est devenu le cadeau par excellence fait aux garçons. – John-Alexander Bogaerts, co-fondateur de l’École 19
Un comble quand l’on se souvient qu’historiquement, l’univers était très… féminin. « Les femmes sont les premières programmeuses des débuts du 20e siècle ! », rappelle John-Alexander Bogaerts, co-fondateur avec Ian Gallienne de l’École 19, petite sœur de celle de Xavier Niel à Paris, l’École 42, une formation alternative hautement qualitative au codage. « Au fil des décennies, quand les softwares sont devenus rentables, les hommes se sont emparés du phénomène du personal computer et tout s’est enchaîné. Dans les années 80, l’ordinateur est entré dans les foyers américains et est devenu le cadeau par excellence fait aux garçons. En Occident, la tech s’en est trouvée ultra-genrée, alors que ce n’était pas nécessairement le cas ailleurs.» John-Alexander Bogaerts, résolument tourné vers l’avenir et persuadé que le numérique n’a pas de sexe, a ouvert son campus en 2018 à Bruxelles.
« Un deuxième verra le jour en octobre à Anvers. L’école est financée par des mécènes, la formation en e-learning est gratuite et dure d’un à trois ans, nous obtenons 100 % d’embauche à la sortie. Notre pays compte une pénurie d’emplois dans le secteur, 30.000 postes sont à pourvoir », se réjouit-il. Son projet philanthropique a fait des émules partout dans le monde (on compte plus de 40 campus actuellement), le Réseau 42 étant d’ailleurs dirigé par la développeuse Sophie Viger, un modèle inspirant pour beaucoup de filles.
« Chez nous, les étudiants peuvent bénéficier du soutien de Bruxelles-Formation, du VDAB, du Forem ou d’Actiris via des contrats de formation professionnelle d’un an », précise Stephan Salberter, directeur de l’École 19, heureux de contribuer à rendre l’univers plus mixte. « On a commencé avec 5 % de filles, aujourd’hui, elles sont 13 % de nos étudiant.e.s. Nous organisons des journées d’initiation ‘She loves to code’, un premier pas prometteur pour celles qui aimeraient ensuite se lancer. Mon mot d’ordre : ‘osez!’ Débarrassez-vous des stéréotypes liés à la tech, que vous ayez 18, 30 ou 50ans, venez tester ! »
C’est également le crédo de Julie Foulon, 41 ans et fondatrice de Girleek, plateforme d’acquisitions de compétences dédiée aux femmes. « 85 % des métiers qui vont émerger sont dans le numérique et 15 % seulement d’entre nous sommes formées…» Celle qui a démarré avec un blog en 2011 pour devenir un véritable centre de compétences en 2019 est cash : « C’est dramatique, les initiatives comme Girleek sont beaucoup trop peu nombreuses. Les femmes représentent 52 % de la population européenne, mais n’occupent que 15 % des emplois liés aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Girleek existe pour les aider à trouver un emploi ou à développer leur projet perso, mais aussi pour celles déjà actives, employées ou indépendantes, qui souhaitent développer leurs connaissances numériques. Si vous n’êtes pas Digital Native, à 45 ans, vous êtes rapidement sur la touche dans le monde de l’entreprise, notamment », explique cette convaincue dans l’âme, qui a ouvert un espace à Bruxelles et un autre à Anvers, majoritairement tournés vers les femmes, en français comme en néerlandais. « Girleek, c’est 6.500 personnes formées, dont 85 % de femmes depuis 2020, avec trois niveaux possibles et totalement gratuits. Webinars hebdomadaires, masterclass, accompagnement sur-mesure d’un projet personnel, formations longues… Ce n’est pas un secteur réservés aux Nerds matheux de service, mais un formidable outil et un incroyable support professionnel », se réjouit la jeune femme.
Et les initiatives se multiplient, à l’instar de Women in Digital. Car les chiffres du SPF Économie parlent d’eux-mêmes : en Belgique, à peine 17,7 % des spécialistes IT sont des femmes. Sur 1.000 individus âgés de 20 à 29 ans gradués en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STEM), elles ne représentent qu’environ 7 individus. Cela nous classe en 27e position au classement européen «Women in Digital Scoreboard ». C’est la raison pour laquelle notre pays a lancé la stratégie nationale et intersectorielle « Women in Digital », afin que les carrières numériques soient résolument plus mixtes.
« Le numérique n’a pas de sexe »
Aujourd’hui, 44 % des étudiantes qui ont décidé de se lancer dans des études supérieures numériques classiques dans le Royaume se déclarent très satisfaites de leur formation. Même si 34 % ont notamment fait l’expérience de comportements sexistes dans le cadre de ces études très masculines, des proportions similaires à celles observées en Europe. C’est le cas de Tessa, 21 ans, heureuse d’avoir bravé les stéréotypes de genre. « Je n’ai aucun avenir sans le numérique. Non seulement ces études forment aux métiers d’avenir, mais en plus, vu la pénurie d’emplois dans le secteur, je suis sûre d’être embauchée à la sortie. Alors oui, c’est un milieu misogyne et sexiste, déjà quand on commence à 18 ans. Mais quel univers ne l’est pas ? À nous, les filles, de nous battre pour le rendre plus égalitaire et surtout, moins fermé. Dès qu’on s’intéresse un peu à la tech, même enfant, on nous fait sentir que c’est un truc de garçon. Il faut commencer par éduquer les parents et les profs : cessez de faire croire qu’il existe des métiers d’hommes et de femmes. C’est caricatural et humiliant, ça emprisonne autant les hommes que les femmes, car eux aussi se sentent obligés de renoncer à certains secteurs. Le numérique n’a pas de sexe. Il est l’avenir ! » À bonne entendeuse…