Interview : Ilwad Elman, l’activiste somalienne multi-récompensée
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Interview : Ilwad Elman, l’activiste somalienne multi-récompensée

Par Lilou Tourneur
Temps de lecture: 10 min

Récemment récompensée par le Prix de la Fondation Roi Baudouin à Bruxelles, Ilwad Elman n'en est pas à sa première reconnaissance mondiale. À seulement 32 ans, l'activiste pour la paix en Somalie ne compte pas s'arrêter là. Rencontre.

Sommaire

Ilwad a toujours baigné dans le milieu militantiste pour la paix en Somalie. Ses parents, Ali Elman et Fartuun Adan, sont tous les deux activistes. Alors qu’elle n’a que 7 ans, son père se fait assassiner. Sa mère décide alors de quitter le pays pour se réfugier avec ses filles au Canada. Lorsqu’Ilwad et ses soeurs sont en âge de vivre seules, leur mère retourne en Somalie pour poursuivre son travail de défenseuse de la paix.

En 2010, Ilwad décide, elle aussi, de retourner en terre somalienne pour fonder l’Elman Peace & Human Rights Center. Axé sur les droits des femmes et des jeunes, l’Organisation a déjà reçu plusieurs prix pour son travail remarquable en Somalie et ailleurs en Afrique.

Votre trajectoire était-elle naturelle pour vous, après avoir suivi le travail d’activisme de vos parents ?

Je dirais que ce n’était pas un parcours prescrit ou une mission pour moi. Nous avons toujours été attachés à la cause. Très jeune, ma mère, qui a pris la relève de l’organisation après que mon père ait été assassiné, n’a cessé de nous conscientiser à la responsabilité que nous avions en tant qu’êtres humains dans ce monde. Mais ça ne voulait pas dire suivre exactement leurs pas.

J’ai toujours été intéressée par ce secteur. J’ai commencé à l’étudier mais je ne dirais pas que le parcours de retourner en Somalie était prévu, en tout cas à l’âge où j’y suis allée. J’y suis retournée en 2010 pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, ma mère nous a laissées au Canada, ma sœur et moi, quand j’avais 16 ans. Elle est retournée en Somalie et c’était une période difficile parce que tout ce que nous voyions de la Somalie à ce moment-là, c’était les bombardements. Je n’avais pas beaucoup de connexions avec la Somalie à cet âge. Je ne connaissais que ce que ma mère nous en disait, sur son travail qu’elle faisait avec mon père, et ce que nous voyions dans les médias.

Ensuite, j’y suis retournée pour trouver un objectif parce que j’étais dans une phase où j’essayais de comprendre mon objectif de vie. J’y suis allée en pensant y rester quelques mois et puis ça s’est transformé en un engagement de presque 13 années. Et c’est justement parce que j’ai vu et compris pourquoi elle était restée là-bas que j’y ai trouvé mon propre objectif avec les mêmes valeurs.

 

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Vous travaillez depuis une dizaine d’années déjà en tant qu’activiste pour la paix. Où trouvez-vous toute cette énergie ?

Je pense que l’énergie vient surtout des communautés avec lesquelles je travaille. La Somalie est un pays très jeune. 78% de la population a moins de 30 ans. Les personnes que j’essaye de supporter et d’influencer sont des jeunes qui peuvent s’identifier à mes idées. Et je trouve de l’inspiration, de l’énergie, du courage par la résilience.

Je pense que c’est important de garder un ancrage au niveau local. C’est pourquoi j’ai toujours vécu en Somalie. Mais il faut aussi un niveau global, travailler avec les institutions internationales comme les Nations Unies, les agences de gouvernement ou les institutions académiques. Ça me permet également de m’assurer que les expériences vécues et réelles des personnes en Somalie et dans les autres pays dans lesquels je travaille en Afrique, se reflètent dans la politique mondiale.

Au fil des ans, en plus de mon travail à temps plein chez Elman Peace, j’ai toujours cherché à travailler avec des institutions telles que l’ONU car je pense que c’est aussi ma mission de mettre en valeur les acteurs locaux. Je ne suis pas qu’une fonctionnaire. Et les communautés comme les personnes vivant en Somalie ne sont pas seulement des habitants. Ils participent aux pratiques traditionnelles de construction de la paix. Et toutes ces actions ne sont pas documentées et ne se reflètent pas dans la politique mondiale. J‘essaye donc de tirer parti de mon expérience pour informer également les leaders des politiques mondiales, y compris les États-Unis.

Ilwad Elman, ONU

Women Peace Security

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Quelles sont vos plus grandes fiertés en travaillant dans votre centre ?

Je pense que quelle que soit l’organisation, on considère l’impact ou le succès par le nombre de personnes qu’on a atteint. Et je peux dire que nous avons atteint et atteignons un nombre important de personnes chaque mois.

Ce qui me rend le plus fière, c’est quand quelqu’un vient à l’un de nos centres de crise : un enfant, un jeune qui participe à notre programme ou même simplement une mère qui vient dans un de nos centres de santé, et qui est dans une situation de grande vulnérabilité, qui a besoin d’aide et qui en ressort vraiment « empowered ». Et cette « empowerement » n’est pas seulement enrichissant pour eux-mêmes mais pour nous aussi parce qu’ils deviennent des ambassadeurs des mêmes valeurs, des mêmes messages que notre communauté.

Donc je me considère comme chanceuse de voir que des changements sont possibles : ces victimes qui viennent et puis repartent comme leaders de nos communautés.

Ça me rend très fière aussi parce que ce changement que je vois, c’est ce à quoi ressemble le leadership aujourd’hui. Ce n’est pas seulement des vieux hommes blancs en costume mais ça peut être des jeunes, des femmes, qui viennent du Sud, de communautés historiquement marginalisées, de régions oubliées dans le monde. Il n’y a plus de case.

Grâce aux résolutions que nous signons avec nos organisations internationales partenaires, la théorie peut passer à la pratique. Et je suis fière de voir ces changements globaux se produire.

 

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Diriez-vous que le contexte actuel est propice à l’empowerement des femmes dans le monde ?

C’est un très long chemin à parcourir. Et ce n’est pas seulement en Somalie. On peut le voir maintenant aux États-Unis avec l’interdiction de l’avortement. La régression a lieu dans de nombreux endroits dans le monde.

En Somalie, entre le moment où nous avons ouvert notre premier centre de crise en 2010 et aujourd’hui, il y a une différence majeure : la participation politique des femmes, les femmes ne sont plus silencées par la culture ou par elles-mêmes. Il y a de la solvabilité de la part des hommes. Mais il y a encore tellement de barrières avec des politiques de contrôle des femmes.

Nous essayons vraiment de maximiser le pouvoir des femmes.

Et pour être honnête, dans les lieux où je travaille, le cycle de paix et de sécurité est un chemin tellement long à parcourir encore. Nous essayons vraiment de maximiser le pouvoir des femmes. Vous savez, il n’y a toujours pas un seul accord de paix signé par une femme. Donc le processus est encore lent mais j’ai de l’espoir dans les jeunes femmes en particulier.

Vous êtes plutôt optimiste alors ?

Dans un endroit comme la Somalie, tu n’as pas d’autre choix que d’être optimiste.

 

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Beaucoup parlent d’un contrecoup post #MeToo avec une régression par rapport aux droits des femmes partout dans le monde. Est-ce que vous en craignez un en Somalie par rapport aux droits des femmes que vous tentez de défendre ?

Oui, évidemment. Ce sont des problématiques sur lesquelles nous travaillons quotidiennement dans nos centres de crise.

J’ai d’ailleurs été l’une des premières à rapporter ce genre de violences commises en Somalie, devant le Conseil des Nations Unies. Nous avons eu un débat ouvert sur la protection des civils et notamment sur les violences et l’exploitation sexuelles commises par les forces de maintien de la paix.

Le problème reste que lorsque les femmes témoignent des violences et de l’exploitation sexuelles dans le pays, ce sont elles et les journalistes, activistes qui sont menacés voire tués. Et les coupables restent impunis. Il est donc très compliqué de dénoncer les violences sexuelles dans une société patriarcale où ce sont les victimes qui sont menacées de mort.

 

Lire aussi : « « Je t’ai écrit une lettre » : la BD qui soulève la question des agressions sexuelles »

 

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Les femmes en Somalie risquent donc plus qu’un simple « rejet » ou une logique de « cancel culture ». Elles doivent se battre contre de vieilles structures traditionnelles dans la société. Donc une des pistes exploitées par les militants, ce sont les contacts avec les groupes tribaux et les fondamentalistes religieux de tous bords. Grâce à cette interface, le message de prévention concernant les violences et l’exploitation sexuelles a davantage de chance de passer. Car ces chefs de tribus et ses autorités religieuses bénéficient d’une aura, d’une crédibilité et d’une respectabilité que, nous, activistes ne possédons pas, aux yeux de la société.

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Votre programme « Drop The Gun, Pick Up The Pen » a pour objectif d’éloigner les jeunes des groupes armés grâce à l’éducation. Ces jeunes éprouvent des difficultés pour trouver une place dans la société. C’est pourquoi ils sont si facilement enrôlés dans des groupes extrémistes. Comment parvenez-vous à les sortir de ce système, à leur redonner espoir ?

Les jeunes en Somalie représentent, comme je l’ai dit, la majorité de la population. Et les membres du gouvernement et les leaders traditionnels sont terrifiés par ce nombre conséquent de la jeunesse. Et surtout de leurs organisations pour changer le système. C’est le cas en Somalie mais aussi dans beaucoup d’autres endroits. C’est pourquoi les jeunes sont systématiquement exclus des processus politiques de décision.

Les leaders dressent tellement de barrières que ça tue leurs possibilités de participer au débat. Par exemple, il y a récemment eu une transition politique. Je ne parlerais pas d’élections parce que nous ne sommes pas une démocratie mais c’était une transition pacifique. Si tu voulais choisir les membres du Parlement, la première étape, c’était de payer : 5000 dollars si tu es une femme, 10 000 dollars si tu es un homme. Quel jeune qui gagne moins d’1 dollar par jour va pouvoir payer ?

L’autre problème, c’est que nous avons une éducation privatisée à 100%. Et pour ceux qui n’ont pas les moyens de payer l’éducation, ils se retrouvent exclus. Et dans une société aussi polarisée, avec énormément de groupes dans lesquels tu peux t’identifier, des groupes extrémistes comme Al-Shabbab parviennent à recruter des jeunes. Ils passent des centaines d’heures à les convaincre de les intégrer. Ils promettent des jobs, de l’argent et tout ce que l’État ne pourra pas leur offrir. Al-Shabbab veut d’ailleurs littéralement dire « jeunesse ». Donc ils connaissent le potentiel que représentent les jeunes.

 

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Notre programme, fondé par mon père, permet aux jeunes de leur apprendre des compétences pour obtenir un job. Et, depuis le début, nous savons que lorsqu’on leur donne une vraie opportunité et un espoir lumineux, les jeunes disent oui 99% du temps. Et ce programme fonctionne tellement bien qu’Elman Peace peut maintenant partager ses leçons partout en Afrique.

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En 10 ans, depuis que vous avez commencé à travailler en tant qu’activiste pour la paix, beaucoup de choses ont changé en Somalie. Le pays subit d’énormes conséquences du changement climatique dont des inondations et sécheresses qui provoquent la famine. Comment parvenez-vous à gérer tous ces éléments dans votre travail ?

La Somalie est un pays victime de crises humanitaires à répétition justement à cause des énormes changements climatiques. Des changements qui s’ajoutent à un contexte de crises sécuritaires à répétition.

Il ne faut pas oublier que la Somalie est un pays qui se trouve au carrefour de crises écologique, environnementale ET sécuritaire à la fois. On est d’ailleurs les seuls à avoir un coordinateur des Nations Unies pour le climat et la sécurité.

Pour vous donner un exemple, on sait que certains groupements organisent sciemment l’empoisonnement de puits, ou encore des razzia sur certaines cultures afin de renforcer les tensions alimentaires, dans des buts politiques.

C’est pourquoi il est important de comprendre que si les enjeux politiques ne sont pas pris en compte, on ne pourra jamais avoir de sécurité alimentaire. Tout est lié.

 

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Depuis que je suis arrivée en Somalie, il y a une dizaine d’années, j’ai vécu deux crises alimentaires. Et à chacune d’entre elles, les mêmes problèmes se reproduisaient : impréparation, lenteur des réactions politiques, manque de moyens etc. Alors que la sécurité des habitants est tout autant en danger que leur sécurité alimentaire.

Malgré ça, je garde espoir. Le nouveau gouvernement a d’ailleurs enfin prévu un Ministère de l’Environnement et du Climat. Les choses ont donc peut-être une chance d’évoluer à ce niveau.

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Vous avez parlé de l’importance de l’empowerement. Vous en êtes vous-même un modèle. À seulement 32 ans, vous avez été nommé pour le Prix Nobel de la Paix et reçu de nombreuses autres récompenses. Comment le vivez-vous ?

Toutes ces années, j’ai été reconnaissante d’être récompensée par tous ces prix. Mais c’est aussi le travail d’une grande équipe et je suis heureuse de partager ça avec elle. Ces prix sont la reconnaissance d’un travail. C’est la preuve que notre travail, celui de mon équipe, est remarqué. C’est très encourageant parce que parfois, tu te focalises tellement sur ton travail que tu ne penses plus aux autres qui te regardent et tu oublies qu’ils te regardent. Mais ces prix créent des liens de solidarité, de réelles opportunités de partenariats.

 

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Quel message aimeriez-vous faire passer aux futures défenseuses de la paix et des droits des femmes dans le monde ?

Je pense que pour les jeunes femmes en particulier, ça signifie que si je peux le faire, tu peux le faire aussi. Je veux vraiment croire que je ne suis pas l’exception et que je suis la norme. Et il y a tellement de femmes incroyables qui font un travail important partout à travers le monde. Elles risquent leurs vies sur les fronts, elles cherchent la justice, l’égalité pour leurs communautés. Et même quand les jeunes femmes sont exclues des processus de décision, elles prennent les leurs.

Les femmes ne vont pas rester assises et vont se battre en retour.

Donc le message, c’est que nous sommes en 2022, et que oui, les femmes subissent encore des régressions dans leurs droits. Mais elles ne vont pas rester assises et elles vont se battre en retour.

Et je pense que pour moi-même et pour les autres, c’est important d’avoir une représentation : quelqu’un comme toi, qui est peut-être à l’autre bout de la planète mais qui partage les mêmes combats que toi en étant une femme. Et ensemble, savoir que vous pouvez créer un monde plus juste et plus équitable.

 

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Tags: Diversité, Féminisme.