Premier chapitre du livre « Cueillir ses rires comme des bourgeons » d’Astrid Chaffringeon
© Laetitia Bazoni

Premier chapitre du livre « Cueillir ses rires comme des bourgeons » d’Astrid Chaffringeon

Par Anouk Van Gestel & Astrid Chaffringeon
Temps de lecture: 5 min

Dans votre Marie Claire de mai, nous vous faisons découvrir l'univers d'Astrid Chaffringeon, écrivain dont le premier roman nous a chamboulées. Voici le premier chapitre du livre, en exclusivité pour marieclaire.be.

« Ce n’est pas anodin de s’inscrire à une activité sportive. Il faut aussi en accepter les règles de convivialité et jouer le jeu, accepter de faire participer d’autres parties de soi que celles qu’on vient raffermir. Claire s’étonnait depuis toujours de la pression infligée aux individus pour les obliger à s’agréger aux autres, à suivre le mouvement dans une même énergie tout en déclarant que la diversité et la variété sont les éléments fondateurs de nos sociétés modernes. Elle écoutait attentivement la conversation entre les participantes mais n’arrivait pas à se joindre à la dynamique de ces échanges grand public. Elle prenait rarement la parole et restait toujours dans sa ligne de pensée, tentant d’amener les autres à considérer ce qui n’intéressait qu’elle finalement. Quelques sourires gênés, des acquiescements timides étaient habituellement les seules réponses qu’elle obtenait, ce qui contribuait à renforcer son avis sur l’inutilité de ces échanges conventionnés. Malgré tout, le silence n’était pas envisageable. Elle n’avait pas le courage d’afficher son désir de ne pas partager autre chose que le montant de sa cotisation. Elle craignait de blesser ces femmes puis de subir leur courroux sous forme de mépris affiché et elle préférait ne pas exhiber ses coulées de sueur dans la désapprobation générale. Personne ne l’avait contrainte à s’inscrire à ce cours, elle aurait pu choisir un entraînement physique plus noble qu’elle aurait accompli dans l’isolement total mais l’horaire lui convenait parfaitement et elle avait cru une fois de plus qu’elle saurait se mêler à ses dissemblables sans trop de dégâts émotionnels.

« Allez, allez… et à droite, à droite, encore, encore… et on souffle, on souffle ! »

Entre deux respirations haletantes toutes s’interrogeaient sur le déclin de la carrière d’une comédienne dont elle n’avait jamais entendu le nom. La veille au soir, l’animatrice sportive avait revu un film des années quatre-vin et elle faisait part de ses observations quant aux hauts et bas de la carrière de l’actrice principale. Les participantes au cours avaient elles aussi un avis sur la question.

Je ne sais plus qui a dit qu’il aimait que ses sensations lui soient mystérieuses,  marmonna-t-elle sans véritable raison. Si elle ne craignait plus le mystère des sentiments, les mouvements d’écluse des sensations continuaient de la surprendre. Après une période de trouble excessif, les sentiments finissent forcément par se tasser, évoluer, respirer. Il n’en est rien des sensations. De leurs allées et venues, de leurs arabesques ou de leurs effondrements, elle ne savait rien et jamais elle n’avait pu concevoir un semblant de système et d’ordre dans leur perception: celles-ci dirigeaient sa compréhension du monde et toutes les décisions.

« Je ne sais plus quelle actrice a dit qu’elle aimait que ses sentiments lui soient mystérieux », lança-t-elle à haute voix en même temps que sa jambe vers le plafond, contracter les fessiers, souffler, pour participer à la conversation. Malgré ses efforts pour ajuster le fil de ses pensées au sujet, on fit semblant de ne pas l’entendre. On n’avait probablement rien à dire à ce propos, il y avait trop de possibilités, surtout avec cette musique en bruit de fond. Claire eut un peu honte. Ses tentatives pour attirer l’attention de la professeure de gym étaient embarrassantes. Cela n’avait aucun sens, elle en était déjà lexicalement très éloignée. On ne dit plus prof mais coach par exemple et fitness peut-être. Dans ce gymnase délabré de mairie, aux plafonds trop hauts pour que la température soit agréable et à l’odeur tenace de moisi, elle convoitait honteusement la reconnaissance, si ce n’est l’amitié, de cette femme. Si celle-ci fascinait tant Claire, c’est qu’elle ignorait tout des voies conduisant un individu à exercer ce métier. Elle aurait voulu comprendre. Un jour, en arrivant au cours très en avance, elle l’avait vu porter son fils de neuf ans à bras-le-corps et le lever au-dessus de sa tête. Ce jeu viril et cette démonstration de force l’avaient terriblement gênée. Depuis, à cet embarras, était venue s’ajouter une attirance désolée. Son mari aperçu le même jour était blond et frêle et elle s’était amusée à les imaginer dans l’intimité. Seules des images de gymnastique sportive étaient apparues. De l’acrobatique, du lancer de cerceau, de la roulade arrière les mollets bien tendus. Le tout en musique et en rythme. Attention au risque de claquage.

« On relâche et on souffle, maintenant. Encore une fois… »

Elle allait être en retard si elle traînait trop. Elle se sauva en douce, elle ne reviendrait plus.

Devant chez elle Claire croisa Paul, son voisin qui s’empara de son sac de sport et le déposa devant sa porte. Il décrivit une courbe en l’air avec le sac probablement pour faire valoir qu’il n’en avait pas senti le poids. Claire soupira d’agacement, elle n’aimait pas ces emportements chevaleresques ni son enthousiasme trop débordant et suspect, forcément. Pour l’aider à occuper ses bras, elle le laissait l’accompagner au supermarché chaque semaine. Ils se promenaient au milieu des étalages et remplissaient leurs chariots chacun de leur côté. Arrivés à la caisse, ils comparaient leurs achats et prononçaient des sentences. Paul renonçait à certains articles. Lorsqu’elle en avait oubliés, il courait les lui chercher. Même une fois rentrés. C’est parce qu’il avait du temps, Paul, et il en disposait avec beaucoup de liberté. Il enseignait la physique dans un lycée et n’avait pas de compagne, ce qu’elle s’expliquait par son dramatique accent toulousain. Les accents trop prononcés l’avaient toujours repoussée. Elle les trouvait d’une indécence rare, c’était comme se dénuder devant un interlocuteur qui n’avait rien demandé. Elle ne voulait pas savoir d’où venaient les gens, surtout au début. C’était presque obscène si peu de mystère. Paul était un beau garçon au fond, mais il lui manquait une finition. Son problème venait peut-être de là, du manque de finition. Il avait les cheveux gras aussi.

Sacha dormait encore. Elle ne le réveilla pas. Il était rentré tard la veille. Elle posa ses chaussures de sport dans l’entrée, descendit pieds nus les escaliers de la cave et sentit qu’elle écrasait une limace. Une stridence lumineuse jaillit dans la pièce et ses jambes se dérobèrent. Une lumière gluante brisa le socle et une sensation de froid l’envahit. Son cœur s’isola du reste de son corps et elle l’entendit qui courait et prenait la fuite. Son sang ne coulait plus. Il gonflait et appuyait contre les parois veineuses avec une telle force qu’elle se retint de hurler de douleur. Sous ses pieds le vide, l’abîme, elle n’était plus accrochée au monde mais jamais elle n’avait été aussi proche de sa propre genèse. Le premier choc fut suivi de l’éblouissement de la brume qui se dissipait. Cela se fit lentement croyait-elle mais le temps lui avait échappé. Le brouillard aveuglant peu à peu se fissura et elle pensa au dévoilement redoutable de la plaque tectonique. Elle se releva péniblement, respira, se projeta dans une tâche à accomplir. »

La librairie Candide organise une dédicace du roman le 10/05 de 19 à 21 heures. Infos sur librairie-candide.be.

« Cueillir ses rires comme des bourgeons », éd. Avant-Propos, 23 €.

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Charlotte Deprez Voir ses articles >

Foodie assumée, obsédée par les voyages, la photographie et la tech, toujours à l'affût de la dernière tendance Instagram qui va révolutionner le monde.

Tags: Lecture, Livre, Roman.