C’était son rêve ! Pour son anniversaire, Louise s’est offert la paire de souliers Louboutin qui la fascine depuis sa création en 2013. « La So Kate, les escarpins iconiques dessinés par le styliste en hommage à Kate Moss, qui me font atrocement mal aux pieds et au dos, mais c’est l’apothéose de la sexy attitude ! », s’amuse cette agent littéraire de 35 ans. Et ce n’est pas le créateur qui la contredira. Dans un entretien donné à l’AFP en 2020, Christian Louboutin rappelait qu’il ne pense pas au confort quand il crée. « Il n’y a aucun soulier au talon de 12 cm qui est confortable (…), mais les gens ne viennent pas chez moi pour trouver une paire de pantoufles ! ». Une décennie plus tôt, il avait déjà déclaré au New Yorker qu’il détestait la notion de confort. Ou comment enfoncer davantage le clou chez toutes celles et ceux qui penseraient encore qu’il ne faut pas souffrir pour être belle.
Le regard masculin dans la mode : une vision stéréotypée ?
Pas étonnant, selon Béa Ercolini, ex-rédactrice en chef du magazine ELLE Belgique, qui rappelle à quel point la mode pour femmes est encore majoritairement pensée par des hommes dont la perception du corps féminin change évidemment la donne. « Les déclarations de Christian Louboutin symbolisent parfaitement l’image fantasmée que les hommes ont des femmes. Leur propre définition de ce qui est sexy ou ne l’est pas reste très ancrée dans l’imaginaire collectif. Le manque de parité dans l’industrie de la mode, essentiellement au sein des grandes marques de luxe, n’aide pas à sortir de ce carcan. L’image de la femme rêvée, aux attributs exacerbés, continue de s’ériger au rang de modèle à suivre, même si elle ne reflète pas la réalité », explique cette féministe convaincue.
Et son constat est sans appel : si les hommes créent des « vêtements à rêver », les femmes, elles, conçoivent davantage des « vêtements à porter ». « Pensons à Diane Von Fürstenberg, grande figure de la mode belge, qui a eu l’idée visionnaire en 1974 déjà de créer une robe à la fois féminine et confortable ! La fameuse wrap dress est évolutive, on la noue en fonction de son poids du moment, elle n’entrave pas, se roule dans une valise, ne se chiffonne pas…elle est le symbole ultime de la mode pour femmes créée et pensée par une femme et a révolutionné le quotidien de beaucoup, avec 15 millions de robes portefeuille vendues ! C’est là que réside la différence fondamentale de regard. Une styliste qui dessine pour une femme est consciente de ses contraintes, de ses envies, de ses attentes, elle comprend la personne qu’elle habille », se réjouit Béa Ercolini.
“Une styliste qui crée pour une femme est consciente de ses contraintes, de ses envies, de ses attentes, elle comprend la personne qu’elle habille.”
Béa Ercolini, ex-rédactrice en chef de ELLE Belgique
Et beaucoup de dénoncer ce fameux « male gaze », ce regard masculin omniprésent qui régit aussi bien le cinéma, la littérature et l’art que la mode. Théorisé en 1975 par la réalisatrice et militante féministe britannique Laura Mulvey, il désigne la façon dont le regard masculin s’approprie le corps féminin lorsque la caméra s’attarde sur les jambes, les fesses ou les seins d’une actrice, sorte de corps objet sexuel offert aux yeux des hommes.
Didier Vervaeren, styliste, designer et professeur à La Cambre Mode Accessoires, n’est pas surpris que le sujet soit débattu. « Qu’une majorité d’hommes blancs occupent toujours majoritairement les postes de directeurs artistiques au sein des grandes griffes de luxe ne m’étonne pas du tout. Je n’irais pas jusqu’à dire que cela va de soi, mais honnêtement, cela reste très ancré dans la culture mode. Aujourd’hui, une grande partie de la mode reste le fantasme de créateurs mâles, même s’il existe différents univers et entités, une certaine diversité, aussi. Les hommes sont les maîtres à penser et ont le monopole du style dans les grandes Maisons. Or, il est évident que cette vision serait métamorphosée si davantage de femmes occupaient ces postes », explique le styliste.
Et l’actualité semble abonder dans le sens d’un manque crucial de « female gaze » dans l’industrie de la mode. « Le 30 janvier dernier, Moschino a nommé Adrian Appiolaza comme nouveau directeur de la création, pour succéder à Davide Renne, décédé subitement en novembre. À nouveau, ce n’est pas un regard féminin qui a été choisi, alors qu’il pourrait être une vraie valeur ajoutée », ajoute Didier Vervaeren, d’autant plus convaincu de l’importance du « female gaze » dans la mode qu’il voit la génération émergente s’interroger.
« Parmi mes étudiants, les filles, notamment, s’inscrivent pleinement dans une réflexion sociétale de fond quant aux vêtements. S’habiller, c’est un acte politique, et cette conscientisation permet aussi de voir sortir du lot des profils hors sentiers battus, qui vivent et pensent la mode autrement. La notion de genre, le rapport au corps, les diktats… À terme, la mode ne sera plus uniquement conçue à travers le prisme masculin et je me réjouis de l’arrivée de femmes, comme Maria Grazia Chiuri chez Dior (ndlr sa reprise du slogan We Should All Be Feminists sur des t-shirts avait suscité le buzz), qui a à la fois réussi à s’approprier les codes et le patrimoine de la griffe, tout en proposant sa propre vision singulière. Une vraie révolution, dans une Maison fondée en 1947 et qui habille les femmes depuis lors, sans qu’aucune n’ait jamais occupé un tel poste en son sein. L’évolution est lente, mais cette nomination, par exemple, permet une nouvelle dynamique féministe dans le milieu très select de l’industrie de la mode de luxe », se réjouit le styliste.
Le pouvoir du « female gaze »
Et Maria Grazia Chiuri de souligner l’importance de la reconnaissance du « female gaze » dans la mode : « L’une des raisons pour lesquelles le mouvement féministe a souvent vu la mode d’un mauvais œil, et suscité ainsi quelques malentendus, vient du fait que la majeure partie de la création féminine est pensée selon le regard masculin. Il ne fait aucun doute qu’une femme qui crée pour ses semblables a pleinement conscience des exigences, des problèmes et des attentes de chacune d’entre elles. Quand je m’habille, j’incarne ma propre vision de la mode, mais quand je crée pour les autres femmes, je suis à leur écoute. »
Une écoute légitime qui permettrait une vision de la mode moins stéréotypée et réellement pensée par et pour les femmes, encore très minoritaire, malgré quelques avancées. Aujourd’hui, tous les directeurs du groupe de luxe mondial Kering sont des hommes blancs. Idem en dehors du groupe : sur les 30 premières marques de luxe du Vogue Business Index, huit des 33 postes de direction artistique sont actuellement occupés par des femmes, dont Maria Grazia Chiuri (Dior), Virginie Viard (Chanel) ou Miuccia Prada (Prada et Miu Miu). Il n’y a que deux hommes de couleur dans des rôles de directeur artistique : Pharrell Williams chez Louis Vuitton homme et Maximilian Davis chez Ferragamo. Sachant que la mode est un formidable baromètre sociétal qui en dit long sur le monde dans lequel on vit, on en déduit donc que le plafond de verre, entre autres, est loin d’être éradiqué.
« Le manque de parité dans cette industrie du glamour est inquiétant. Mais paradoxalement, il semble que beaucoup de consommatrices s’y retrouvent, on n’assiste pas à de réels boycotts face aux grandes griffes et les chiffres de la croissance prouvent que les choix restent judicieux aux postes de directeurs artistiques. Il est vrai que beaucoup de ces hommes « objetisent » souvent les femmes, alors que les créatrices, elles, les pensent davantage en termes de sujets. Mais la mode ne se cantonne pas à ces grandes marques, qui sont la pointe de l’iceberg ! Dans de nombreux studios, c’est beaucoup plus mixte, avec des femmes et des hommes qui font bouger les lignes, notamment grâce aux nouvelles générations qui s’affranchissent des diktats et ont d’autres valeurs, en étant clairement plus acteurs que spectateurs de ces changements », constate Didier Vervaeren.
Et Béa Ercolini pointe un indice qui ne trompe pas : les chaussures. « Jamais les talons plats n’ont autant eu la cote, année après année, et pas seulement à travers la révolution de la sneaker. Preuve ultime que l’on peut être chic, élégante et féminine sans être haut perchée. Les femmes osent réinventer leur propre définition de l’allure, la notion de femme-objet a donc au moins un peu de plomb dans l’aile. Le « female gaze », dans la mode, comme au cinéma ou dans tous les autres secteurs, montre à quel point vivre exclusivement à travers les regards masculins devient réellement étriqué. Puisse-t-il être davantage pris en compte… ».
Louise, elle, est bien décidée à profiter de ses escarpins Louboutin. « C’est peut-être une création sexiste, mais je joue le jeu : plaire aux hommes me permet avant tout de me plaire, pas vous ? ». De quoi nourrir le débat…
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