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Françoise Hardy en était convaincue : aimer l’autre, c’est le laisser vivre. À l’occasion de la mort de l’icône le 11 juin dernier, de nombreux reportages et archives se sont notamment attardés sur le couple mythique qu’elle formait avec Jacques Dutronc. Ensemble depuis les années 60, mariés aux débuts des années 80 et jamais divorcés, ils ont appliqué le concept « chacun chez soi » au début des années 2000, dans un pied-à-terre parisien, avec un rez-de chaussée commun, le premier étage pour lui, le second pour elle. Un choix de vie atypique de plusieurs années, rare mais pourtant pas inédit.
Avant eux, le couple culte formé par l’actrice Michèle Morgan et le réalisateur Gérard Oury revendiquait la non-cohabitation à la télévision française. À la question de savoir pourquoi ils ne vivaient pas ensemble, l’actrice répondait sans tabou : « Parce que je suis heureuse dans le célibat et que j’ai la chance d’avoir rencontré un homme qui pense comme moi. Nous n’aimons pas la cohabitation. Nous pensons qu’elle n’est pas favorable à la compréhension, à l’amour ». Un mode de vie qui, en 2024, semble faire de plus en plus d’émules.
Vivre seul mais en couple
Car le modèle conjugal traditionnel ne cesse de se redéfinir, quelle que soit la génération. En Belgique, il apparaît d’ailleurs que vivre seul se banalise. « Près de 36 % des ménages belges sont composés d’une seule personne. Dans plus de 90 % des villes et communes, les personnes isolées constituent désormais le type de ménage le plus fréquent. C’est dix fois plus qu’au début des années 1990 »*. Et parmi les vingtenaires, plus de la moitié vivent en célibataires, dont beaucoup entretiennent une relation amoureuse. Des statistiques qui ne surprennent pas le spécialiste belge Patrick Traube. « Être en couple n’est pas forcément synonyme de vivre à deux. Dans l’imaginaire collectif, s’aimer signifie vivre ensemble, comme si la vie commune était le gage de sentiments profonds ou la preuve d’un engagement à long terme. Pour beaucoup, ne pas franchir le cap dénote encore un manque de sérieux, alors que les raisons sont souvent très profondes et mûrement réfléchies », explique le psychologue.
Ce sont elles qui ont poussé Erin, 32 ans, à garder son appartement, alors que son petit ami vit à quinze minutes à pied de chez elle. « Emménager avec Arthur aurait forcément engendré des sacrifices. Qu’ils soient pratiques, comme partager une salle de bains, rogner sur son propre espace, devoir renoncer à des éléments déco ou planifier les courses, ou plus personnels, comme rendre des comptes, faire une croix sur certaines activités en solo ou décider d’un pot commun. Je ne suis pas prête à faire ces compromis et ses parents le prennent mal, persuadés que ça cache quelque chose », regrette cette conseillère en environnement.
S’aimer sans vivre ensemble
Pourtant, le choix de vivre en célibataire tout en étant en couple ne devrait pas être un signe alarmant quant à la stabilité de l’amour. « Si plusieurs études ont montré que le célibat pouvait rendre certains plus heureux, la vie en solo n’est pas du tout incompatible avec une histoire d’amour solide. Si c’est voulu de part et d’autre, elle peut même être la clé d’une relation qui dure. Loin des yeux ne signifie pas loin du cœur ! On peut s’aimer follement sans être ensemble sept jours sur sept, le manque et l’absence peuvent d’ailleurs être de vrais moteurs pour entretenir la flamme. L’essentiel est le respect de l’autre, la communication, la bienveillance. L’harmonie amoureuse n’est pas fonction du modèle conjugal : cohabiter n’est pas la garantie de la longévité d’un couple, encore moins de son bonheur », explique Patrick Traube.
Léonie, 35 ans, et Clément, 37 ans, en sont convaincus. « Vivre séparément nous permet de nous investir à fond dans notre travail, mais aussi de cultiver de vrais liens avec nos amis et de ne pas devoir nous justifier en permanence sur nos programmes quotidiens ou certains loisirs. Il vit à Anvers, j’habite à Bruxelles. On se réjouit comme au premier jour de chaque date ensemble et on passe les week-ends l’un chez l’autre. Là, on rentre d’une semaine de vacances à deux : la flamme et la libido sont intacts, on ne s’enlise dans aucune routine, on est à 100% sur la même longueur d’onde depuis trois ans déjà ! », se réjouit la jeune femme.
Cultiver son épanouissement personnel
Selon une récente étude menée par Tinder auprès des 18-25 ans, 72% ont choisi de rester célibataires, la raison principale évoquée étant que ça leur plaît. « Dans un couple, le sentiment de liberté est très important sur le plan de l’épanouissement personnel et de la santé mentale. Vivre en célibataire permet de mener sa vie comme bon nous semble, sans frein ni pression. Cela permet aussi une certaine flexibilité, sur tous les plans. Changer de boulot, déménager, prendre un animal domestique, accepter un horaire professionnel décalé, privilégier la ville ou la campagne… ces choix sont beaucoup moins spontanés lorsque l’on vit à deux, la vie commune demande de faire des croix sur beaucoup de choses. Ces adaptations constantes peuvent rejaillir négativement sur la relation, voire en venir à bout », constate Patrick Traube.
Sans compter les nouveaux comportements amoureux, chez les Millennials, notamment. « Ils n’hésitent pas à refaire leur vie et à changer de partenaire, les séparations ayant été davantage banalisées à leurs yeux par la génération de leurs parents. Vivre ensemble n’est donc pas nécessairement leur priorité, la conjugalité ne va plus d’office de pair avec l’amour », précise le psychologue.
En 2023, le nombre de déclarations de cohabitation légale a d’ailleurs baissé de 3,6%, par rapport à l’année précédente. Quant aux mariages, ils ont baissé de 4% par rapport à 2022, alors que les divorces ont augmenté de 3,6%**.
Les limites du « Living apart together »
Mais ce choix de non-cohabitation ne va pas nécessairement de soi sur le plan financier. La cohabitation « forcée » pour raisons économiques est une réalité davantage consolidée depuis la pandémie. En Belgique, une personne seule consacre 40 % de son budget mensuel pour se loger, contre 30% pour une famille. Eloïse, 48 ans, mère d’une fille de 6 ans, a beaucoup hésité à partager ou non le toit de Christophe, 51 ans, père de deux ados. Ensemble depuis cinq ans, chacun reconnaît le sacrifice financier énorme qu’implique de vivre chacun chez soi. « Mais je ne suis plus prête à partager le quotidien et les contraintes de la vie en commun, qui ont eu raison de ma relation précédente. Je préfère que Christophe et moi passions du temps ensemble quand nous sommes dispos à 100 % l’un pour l’autre. Cela ne nous empêche pas de programmer des week-ends en famille recomposée et d’être totalement à l’écoute : problèmes de boulot ou liés à nos enfants, ne pas cohabiter ne veut pas dire qu’on vit dans un monde de bisounours ! », explique cette partisane du « célicouple ».
Et Patrick Traube de confirmer les avantages potentiels liés au Living apart together : « Un couple ne définit pas uniquement deux êtres qui emménagent ensemble en vue d’une certaine sécurité matérielle. Mêler les avantages du couple et du célibat, c’est possible. Que l’on soit vingtenaire avec l’envie de garder une certaine liberté, séparé, divorcé ou veuf et régi par la peur de revivre avec quelqu’un, ou encore parent en solo qui n’a pas envie de s’engager dans la construction d’une famille recomposée… les raisons de vouloir vivre seul, pour un court moment ou sur la durée, même si on fait couple, sont nombreuses. Les moments passés avec l’autre en sont d’autant plus précieux, ils se savourent, mais ce n’est pas à portée de tout le monde », prévient le psychologue qui rappelle qu’il faut avant tout qu’il s’agisse d’une décision totalement assumée par chacun.
« Si vous êtes de nature jalouse, que vous avez peur de l’abandon ou que vous ne faites pas pleinement confiance à votre moitié, la vie quotidienne risque d’être compliquée. Idem si vous n’êtes pas autonome ou indépendant de nature. La non-cohabitation n’est pas un modèle conjugal anodin, la première condition est que ce soit un choix fait à 100% par les deux parties. Le couple permet à chacun d’être lui-même, c’est un outil puissant d’épanouissement personnel. Aimer, que l’on vive ensemble ou non, ce n’est pas fusionner à tout prix, au risque de parfois « asphyxier » l’autre. Laisser chacun respirer est capital », rappelle le spécialiste.
C’est l’amour « fissionnel » développé par le sociologue Serge Chaumier : vivre avec l’autre n’est pas vivre pour l’autre. « Là où le couple fusionnel est fermé sur lui-même, le « fissionnel » implique que chacun ait des bouffées d’oxygène. Cela peut être le cas, que l’on vive ou non sous le même toit. Il s’agit que chacun ait une certaine indépendance sans que cela fragilise le couple, c’est certainement l’un des secrets des relations qui s’inscrivent dans la durée », conclut le psychologue.
*Données Statbel analysées par L’Echo et De Tijd en avril 2023. **Statbel