Qui était Lee Miller, la photographe de guerre incarnée par Kate Winslet à l’écran ?
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Qui était Lee Miller, la photographe de guerre incarnée par Kate Winslet à l’écran ?

Par Thomas Jean
Temps de lecture: 7 min

Mannequin iconique, muse du surréalisme et photographe de guerre, cette Américaine, incarnée par Kate Winslet à l'écran dès ce mercredi 9 octobre 2024, a marqué la première moitié du XXe siècle. Son fils, Antony Penrose, veille à préserver et célébrer son incroyable destin.

Ustensile favori : le blender. Petits plats fétiches : le guacamole et le roulé aux épinards. Dans un portrait que lui consacre Vogue en 1965, Lee Miller, 58 ans, partage quelques recettes et pose en tablier blanc impec, brushing à l’avenant, saladier en main, maîtresse de maison modèle qui n’aime rien tant que passer des heures aux fourneaux. Et de s’extasier sur ce blender, donc, grâce auquel, « même en robe de soirée, en attendant le taxi » elle peut « faire une mousse au chocolat pour dix personnes ».

Où est-elle passée, la Lee Miller icône du surréalisme, à tu et à toi avec les trublions Man Ray ou Paul Éluard ? La Lee Miller photographe de guerre casse-cou qui a documenté comme personne la chute de l’Allemagne nazie ? La Lee Miller si bohème, si affranchie, si aventurière qu’Hollywood a concocté sur elle le plus attendu des biopics – Lee Miller, avec Kate Winslet dans le rôle-titre, qui sort enfin en Belgique ce mercredi 9 octobre 2024 ? S’est-elle effacée au profit de cette femme au foyer chic et bien sous tous rapports ? Pas si vite. « Quand elle cuisinait, c’était de l’art, de la performance, rectifie son fils Antony Penrose. Je me souviens de ses spaghettis bleus, de son poulet vert, ou de cette paire de seins faite de chou-fleur, nappée de mayonnaise rose, avec des tomates cerises en guise de tétons. »

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Les milles vies de Lee Miller

Cordon-bleu, peut-être, mais surréaliste encore ! Dans sa cuisine, les invité·es qui mettent la main à la pâte tout en sifflant vins et whiskys à haute dose s’appellent Max Ernst, Elsa Triolet ou ce Pablo Picasso « qui sentait si bon : un mélange de fumée de Gauloises et d’eau de Cologne », se remémore Antony Penrose. La Lee des années 50-60, toutefois, ne dit rien de sa vie d’avant : comment ces VIP-là sont devenu·es ses proches, comment elle-même s’est fait un nom, mystère. « De toute ma vie, j’ai dû l’entendre parler deux fois de la guerre, poursuit le fils. Et cela de manière très impersonnelle, comme si elle ne l’avait pas vécue. Indubitablement, elle souffrait de stress post-traumatique, même si à l’époque, il n’y avait pas de mot pour cela. »

La cuisine, la vie domestique, la sédentarité, l’alcool aussi, comme remparts aux images indicibles du Débarquement ou de Dachau qui s’étaient gravées en elle. « Miller balaie tout le spectre du féminin, analyse Judith Perrignon, journaliste et romancière qui a consacré à la photographe une passionnante série sur France Culture. Lee, c’est la beauté, le talent, la force, la liberté, mais aussi des blessures qu’elle trimballe et des drames d’enfance : sa fréquentation précoce du danger, de l’horreur, explique peut-être, plus tard, son tempérament tête brûlée. »

Pour moi, Lee Miller est une force vive plus qu’un objet de désir retenant l’attention des hommes célèbres.

L’horreur vécue si tôt, c’est ce viol, à 7 ans, par un « ami de la famille », lequel, en plus de la briser à vie, lui transmet une blennorragie, MST qui, en ce début de XXe siècle, se soigne mal. L’horreur, c’est aussi ce premier petit ami qui se noie sous ses yeux alors qu’elle canote en barque avec lui. Il y a encore ce père au regard trouble, Theodore Miller, ingénieur et photographe amateur, qui fait poser Lee nue alors qu’elle est encore adolescente, et en tire des clichés dérangeants au possible. Prendre la pose, c’est pourtant comme ça qu’elle va d’abord gagner sa vie.

Quand elle quitte Poughkeepsie, sa petite ville natale de la vallée de l’Hudson, pour New York, un coup du hasard romanesque la place sur le chemin du businessman Condé Nast, fondateur du groupe de presse qui porte son nom : Lee manque de se faire renverser par une voiture, Condé, qui passait par là, la retient, la blondeur et l’allure de cette fille de 20 ans le subjuguent. La voilà quelques mois plus tard en couverture de Vogue, dont il est le propriétaire. Sa coupe courte très garçonne va faire florès sous l’objectif des grands photographes du moment et faire d’elle un mannequin phare des années 20, mais ce gagne-pain l’ennuie vite.

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Passer derrière l’objectif

Elle qui a des notions de photo malgré elle, paternel oblige, sent qu’elle a plus à dire derrière que devant l’objectif. Alors elle s’envole pour Paris avec la ferme intention de faire de Man Ray, pape du surréalisme en photographie, son professeur. Elle se présente à lui ainsi, d’emblée, avec un aplomb qui fait mouche : « Lee Miller, je suis votre nouvelle élève. » Élève, oui, puis bien vite assistante, amante, modèle qu’il shoote sous toutes ses coutures, collaboratrice aussi qui réalisera avec lui des œuvres à quatre mains même si l’histoire de l’art l’a longtemps cantonnée au rôle de muse.

« Ce mot m’irrite au plus haut point, parce qu’il a été trop fréquemment employé pour définir qui elle était sur la base de son seul physique, écrit l’actrice star Kate Winslet en avant-propos de Lee Miller, Photographies (Éd. Delpire & Co.), l’ouvrage sur Lee Miller qu’Antony Penrose fait paraître ces jours-ci. Pour moi, Lee Miller est une force vive (…) plus qu’un objet de désir retenant l’attention des hommes célèbres. » Car en ces années parisiennes, où Man Ray mais aussi Jean Cocteau font d’elle une œuvre d’art, elle produit déjà des clichés singuliers aux allures de farces macabres sous son propre nom : un sein dans une assiette gisant à la manière d’un steak, une frêle main de femme qui semble briser une vitrine…

« Je préfère prendre une photo qu’en être une, » lance-t-elle à son maître-amant quand elle le quitte en 1932. Elle n’a alors que 25 ans, mais c’est forte d’un style bien à elle et d’un carnet d’adresses bien rempli qu’elle revient à New York pour fonder un studio photo : Vogue, aussi charmé par son œil que plus tôt par sa blondeur, lui achètera portraits et séries de mode.

Las ! Celle qui ne s’installe jamais nulle part, à mille lieues de la vie bien réglée qu’elle fera mine de mener après-guerre, plante là toutes ses activités newyorkaises pour vivre au Caire avec Aziz Eloui Bey, homme d’affaires égyptien dont elle s’est amourachée. Évidemment, dans le milieu compassé des expats, elle détonne, cette Lee qui court le désert pour en photographier la minéralité, cette Lee qui prône l’amour libre et qui fait des allers-retours Le Caire-Paris pour bambocher avec sa bande – le couple Nusch et Paul Éluard, Louis Aragon, la peintre Leonora Carrington…

De l’Égypte et d’Aziz, elle se lassera aussi. Car c’est désormais vers Roland Penrose, figure du surréalisme britannique, que son cœur balance et c’est chez lui qu’elle s’installe, à Londres, quand la Seconde Guerre mondiale éclate.

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Regard acide sur la guerre et provocation à Adolf Hitler

Ce qui frappe, c’est le décalage constant, à deux doigts du malaisant parfois, avec lequel elle va embrasser cette période noire : dans les décombres de la capitale anglaise post-Blitz, elle shoote une coquette série de mode ; d’une rue barrée pour cause de bombe non explosée, elle fait un cliché cocasse titré « Vous ne déjeunerez pas dans Charlotte Street aujourd’hui ». D’un côté, une distance quasi-comique, de l’autre, une volonté de voir la guerre de toujours plus près.

Accréditée comme reporter par l’US Army qui débarque en France – correspondante de Vogue encore, elle produira textes et photos –, elle lance au commandement : « Traitez-moi comme vos gars. » Alors elle voit tout, hôpitaux de campagne, batailles rangées, rescapé·es et cadavres des camps de la mort, et en gros plan.

L’image d’elle la plus fameuse, c’est cette salle de bains d’Hitler à Munich dans laquelle, dénudée, elle se met en scène, moment qu’immortalise son collègue et amant – les amours libres, même là – David E. Scherman, correspondant de Life.

Au-delà de l’humour noir, l’historienne Sylvie Zaidman, directrice du musée de la Libération de Paris, commissaire, l’an dernier, de l’exposition Femmes photographes de guerre, souligne la portée politique des photos de Miller : « Prenez cette image qu’elle a prise dans les ruines de Cologne, où deux jeunes femmes, comme si de rien n’était, fument des cigarettes. Cela rejoint les textes qu’écrivait Lee Miller : elle y pointait, avec toute sa hargne, le déni dans lequel les civils allemands se sont enfermés. »

Quand Miller épouse Penrose puis accouche d’Antony, en 1947, elle est encore sous le choc de ces visions glaçantes. Elle épate la galerie en cuisine, brille à table auprès de sa bande d’ami·es aviné·es, mais dans l’intimité, c’est une maman dépassée, assommée par ses démons. « Mère, c’était un boulot qu’elle ne pouvait pas assumer, évoque Antony. Alors elle a recruté une nounou merveilleuse, Patsy, qui me donnait tout l’amour que Lee [il ne dit jamais Mum ni même my mother, ndlr] ne me donnait pas. Dès lors, j’ai regardé Lee comme un être hostile que je préférais éviter. »

Entre la mère et le fils, les relations ont toujours été houleuses et ce n’est qu’après la mort de Lee, à la faveur d’une trouvaille fortuite, qu’Antony va concevoir pour elle un début d’amour filial : un jour, Suzanna, l’épouse d’Antony, découvre au grenier de Farleys Farm, la maison de campagne des Penrose dans le Sussex [aujourd’hui transformée en musée : Farleys House & Gallery, Home of the Surrealists, ndlr], un manuscrit racontant l’assaut des Américains sur Saint-Malo occupée par les Allemands : le brouillon d’un reportage de Lee pour Vogue.

Et puis, sous des couches de poussière, disséminés dans des boîtes, des négatifs et des tirages par dizaines de milliers. « Cette Lee qui surjouait la femme d’intérieur avait caché là tout son passé, organisant elle-même son propre oubli », admire Judith Perrignon. Antony Penrose, compulsant ces documents inestimables, « réévalue complètement cette femme dont [il avait] une si basse opinion. Si seulement j’avais su tout cela de son vivant, peut-être l’aurais-je mieux comprise et mieux aidée… »

Il écrit sur sa mère une première biographie, 1985, Les Vies de Lee Miller (Éd. Thames & Hudson), traduit en français en 2021 – « en inondant mon clavier de larmes » –, inventorie son œuvre, va de musée en musée, de curateurs en curatrices, pour la réhabiliter. Il dédie depuis sa vie à cette seule tâche : faire connaître une artiste et une femme qui, à son fils comme au monde, s’est toujours dérobée.

Lee d’Ellen Kuras, avec Kate Winslet, Alexander Skarsgård, Andrea Riseborough, Marion Cotillard, Noémie Merlant…

 

Source : Marie Claire France.

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Tags: Cinéma, Film.